18 décembre 2013

Dessiner avec les Kurubas (1/3)

Chez les Jaïnu Kurubas, au fond de ma forêt indienne du Karnataka, j'avais emmené un exemplaire de mon livre.
Pour expliquer aux gens de la tribu en quoi consistait mon métier, je leur ai fait feuilleter...

Boji commence...

... et appelle Sumati et Vijey Kumar pour qu'ils viennent voir

Prajna, qui m'a invitée ici et qui parle leur langue (le kannada), assure la traduction. Je vois Boji et Sumati incrédules face aux portraits de Madagascar et du Yemen... Je me demande intérieurement ce que ça peut bien leur évoquer...

Quand elles arrivent aux pages sur la Birmanie, je pressens que c'est plus proche d'elles, puisque la Birmanie est un pays frontalier. Elles ont dû, au moins, en entendre parler... ? Je demande à Prajna de leur expliquer en kannada que les visages qu'elles observent sont ceux de Birmans... Ce à quoi Prajna rétorque, dans un français bien à elle (ce n'est pas sa langue maternelle), une phrase qui m'a marquée : "Ca fait aucun sens pour eux. Ils connaissent pas l'extérieur, ils sont comme des crapauds dans un puits".

Voici ce qu'écrit Prajna, Indienne ayant étudié à l'étranger, avant de s'établir dans cette forêt avec ses éléphants, à propos des Jaïnu Kurubas :

"Ils s'appellent les Jaïnu Kurubas — Jaïnu signifie "miel" ou "abeille" —parce qu'ils sont connus comme des cueilleurs de miel. Ils sont là depuis des milliers d'années. On sent encore à leurs traits, leur peau foncée, leurs cheveux souvent frisés, combien ils sont différents du reste de la population. Ils sont considérés comme des intouchables et malgré des siècles de cohabitation, les communautés ne se mélangent pas. C'est pourquoi ils ont conservé leurs traits. Je sais que j'ai franchi un interdit en leur ouvrant ma maison, en partageant ma nourriture avec eux. Le rejet dont ils sont l'objet est inscrit dans leur comportement. Ils ont choisi leurs assiettes et leurs gobelets et ne les mélangent pas avec les miens. Au début, ils n'osaient pas manger devant moi. Ils me parlaient d'un peu loin, ne me regardaient pas dans les yeux. C'est l'héritage de siècles de ségrégation. Même si le Gouvernement a fait de nombreux efforts pour les aider, ils portent ce fardeau. Je crois que c'est la raison pour laquelle ils abusent de l'alcool ou de la cannabis. Toutes les tribus consomment des intoxicants. Toutes les sociétés. Mais leurs excès sont dus à une dépression. L'amère certitude d'être exclu. 

Au fond, dans ce terreau vivant, je n’ai pas eu besoin de chercher mes racines bien longtemps. La réalité de la vie rurale indienne s'est aussitôt rappelée à moi, et les Kurubas m'ont aidée à vivre dans la forêt qui reste pour eux le seul lieu d'évasion, le seul endroit où ils peuvent se sentir libres."


Nagamani a aussi feuilleté le livre.

Ca faisait quelques jours qu'elle m'observait dessiner quand je lui ai prêté mon carnet et un crayon, lui laissant carte blanche pour décorer une double page de mon carnet.



Ojas, la fille de Prajna, avec qui j'ai déjà beaucoup dessiné, inspecte les travaux.


Surprise... Cette enfant a une vraie attirance pour le dessin... Alors qu'elle n'a aucune occasion dans son quotidien de dessiner, on la voit absorbée pendant des heures, complètement coupée du monde, partie bien loin de la réalité. Elle adore les motifs floraux et me dessine une improbable église catholique... (les Kurubas sont animistes).
Pendant ce temps, je la dessine aussi, dans sa robe de princesse en satin rose et manches bouffantes, qui contraste drôlement avec sa belle peau sombre d'intouchable.



3 commentaires:

  1. beaucoup de choses dans ce premier post ...

    le statut des intouchables si frappant :ça m'avait aussi beaucoup touché (frappé ému à Madagascar )

    le geste d''ouverture presque tabou de Prajna

    la dextérité , le don de sa fille pour le dessin

    les échanges avec le livre (quelle bonne idée)

    tu fais fort pour un début

    merci pour ces photos les croquis le partage de ces moments intenses

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  2. Chouette idée que de laisser tes crayons et ton carnet à cette jeune fille... Ca lui fera un beau souvenir, et à toi aussi !

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  3. Et on peut dire qu'elle a un remarquable coup de crayon... Belle expérience !
    Et intéressante "étude" ethno, c'est toujours passionnant de voir le mode de vie loin de nous, leur soucis, leurs forces et parfois malheureusement le déséquilibre entre eux. ça rend humble.

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